Consommation, distinction et sociabilité dans les discothèques antillaises en région parisienne
Originally published in cArgo, Revue internationale d’anthropologie culturelle et sociale, Nr. 02, Marchandises et artifacts, 2014.
Introduction
Le
présent article part de l’analyse de données recueillies lors d’une enquête
ethnographique de la vie nocturne antillaise en région parisienne. Mon travail
de thèse a porté plus spécifiquement sur une fraction de ce milieu caractérisé
par le maintien de liens diasporiques avec les Antilles. La population fréquentant
ces soirées était composée de femmes et d’hommes issus des première ou deuxième
générations de la migration antillaise. Âgés pour la majorité de 20 à 40 ans,
mes informateurs étaient notamment des femmes appartenant aux classes
populaires (Schwartz, 2011) et vivant en banlieue parisienne. C’est d’ailleurs dans les
départements situés à la périphérie de la capitale que se déroulait une bonne
partie de cette vie nocturne. Situées dans des lieux difficiles d’accès, les
boîtes de nuit antillaises en région parisienne révèlent un milieu
culturellement très actif et consacré à la création de liens diasporiques. Ces
soirées antillaises peuvent être qualifiées d’espace de sociabilité
semi-public, dans la mesure où ceux qui les fréquentent y rencontrent toujours
des connaissances. Construire une image positive et la maintenir vis-à-vis de
ses pairs est par conséquent essentiel.
Dans
le contexte de la vie nocturne antillaise, les informateurs distinguent trois
« types » de soirées en boîtes de nuit. Selon leur typologie, la
première catégorie regroupe les soirées que leurs amateurs mêmes qualifient de
« ghetto ». Y sont organisés des sound systems, diffusion de
musique semi-électronique en provenance de la Jamaïque. Ces boîtes de nuit sont
principalement situées en Seine-Saint-Denis et constituent une subculture alternative par rapport à la
vie nocturne antillaise au sens le plus large. Ceux qui fréquentent ce type de
soirées sont stigmatisés par certains de mes informateurs comme étant impliqués
dans des pratiques illicites telles que le trafic d’armes ou de stupéfiants,
mettant en avant une masculinité agressive. Il s’agit selon mon expérience d’un
stéréotype peu conforme à la réalité puisque je n’ai assisté à aucun épisode de
violence durant mon enquête de terrain. Cela montre à quel point les fractions
les plus pauvres de cette population de la vie nocturne sont tenues à l’écart
par les autres membres au sein des boîtes de nuit. S’exprime, à travers cette
tension vers la distinction, le désir de mobilité sociale.
Deuxième
catégorie : les soirées « authentiquement
caribéennes », localisées en petite couronne et à Paris intra
muros. On y diffuse divers styles musicaux caribéens, allant du zouk à la dancehall en passant par le compas
haïtien. Dernière catégorie : les soirées dites « nostalgie »
rassemblent un public généralement plus âgé (30-45 ans), on y diffuse du
« zouk rétro » (des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix), du
compas et de la salsa. Ces soirées ont lieu en différents endroits de la petite
couronne. Les pratiques de marketing utilisées pour promouvoir les deuxième et
troisième types de vie nocturne visent à renvoyer à une image de prestige et de
luxe et à inspirer des valeurs impliquant une forme de promotion sociale par la
consommation. C’est précisément sur ces derniers aspects que cette ethnographie
se concentre.
La consommation d’alcool est fortement liée à différentes
formes de rituel des identités sociales, culturelles et de genre. Puisque
l’alcool est un élément incontournable de la vie nocturne en général, je
n’entreprendrai pas ici d’évaluer si l’on en consomme davantage dans le milieu
auquel je me suis intéressée qu’ailleurs. Je ne m’intéresserai pas seulement à
la consommation d’alcool en soi, à savoir son absorption par les
individus, mais utiliserai le terme dans un sens large. Par
« consommation », je ferai référence, notamment, à l’usage qui est
fait de l’alcool et des symboles auxquels il renvoie par le biais de son
contenant : l’objet‑bouteille.
Depuis la parution de The
Social Life of Things (Appadurai, 1988), l’ouvrage collectif dirigé par
Arjun Appadurai, de multiples approches se sont tournées vers les objets et
ont valorisé leur importance dans la définition des identités au sein de la
société globale et postcoloniale. Les objets que nous incluons dans notre vie
quotidienne sont le plus souvent le produit de complexes trajectoires
transnationales. À travers son étude des enjeux identitaires liés aux jeans,
Daniel Miller a proposé une manière innovante d’analyser la consommation
(Miller, 1994) : le jean, l’un des types de vêtement le plus célèbre,
omniprésent à l’échelle globale, en dit beaucoup sur ceux qui le portent. Cette
analyse met l’accent sur l’importance du rôle que jouent certains objets dans
la définition de soi. Dans Nous n’avons
jamais été modernes, Bruno Latour va jusqu’à affirmer que les objets sont
dotés d’un agencement semblable à celui des sujets avec lesquels ils
interagissent (Latour, 2005). Pour lui, c’est le dualisme sujet/objet qui,
entre autres, fait que notre système de classification ne peut être considéré comme moderne et qu’il doit par
conséquent être dépassé. Attribuer une place de premier plan aux objets, en
tant qu’acteurs (actants) de la vie sociale, me semble convenir à l’analyse des
interactions autour de l’alcool dans la vie nocturne antillaise.
Dans les boîtes de nuit antillaises de la région parisienne, les informateurs ont recours à plusieurs techniques afin de se procurer de l’alcool gratuitement, dans le but de boire plutôt que d’exprimer un statut. Derrière les performances que je décrirai, les contraintes financières pèsent lourdement sur les amateurs de cette vie nocturne, qui subissent une domination sociale et économique. J’interprète la participation à cette vie nocturne par une population qui n’en n’a pas les moyens comme une forme de résistance aux injustices inhérentes au milieu du divertissement nocturne, qui tend souvent à exclure les catégories sociales les plus défavorisées. En dépit de ses ressources financières limitées, cette population trouve des moyens alternatifs d’accéder à cet univers. Les produits alcoolisés jouent un rôle crucial dans la définition de soi et dans l’appartenance au groupe, notamment quand un groupe de pairs cotise pour consommer de l’alcool publiquement. L’accès à des espaces privilégiés tels que les zones réservées dans les boîtes de nuit (« carrés VIP ») permet en outre d’instaurer une forme de distinction. Enfin, l’imagerie culturelle de l’alcool est le résultat d’enjeux socioéconomiques liés à l’histoire coloniale des Antilles françaises ainsi qu’à la globalisation culturelle, comme nous le verrons. J’expliquerai que, si le champagne incarne l’ascension sociale et la consommation effrénée, cela coexiste avec le rhum, produit « local » par excellence, par lequel les Antillais opèrent une différenciation culturelle activement recherchée par rapport aux « Blancs français [1]».
Une boîte de nuit peut constituer un espace idéal de
performances quasi théâtrales, si l’on considère les participants comme à la
fois les spectateurs et les acteurs des rituels qui s’y déroulent. Dans les
discothèques antillaises de la région parisienne, l’achat et l’ostentation de
bouteilles de rhum, de whisky ou de champagne sont des signes d’ascension
sociale ainsi que d’identité de genre dans une collectivité, comme je le
montrerai par la suite.
Il existe une hiérarchie de valeurs liée à chacun de ces
produits. Le fait d’avoir une bouteille à la main permet d’accéder à des
espaces et à des rôles sociaux particuliers. Il existe de véritables rituels
d’ostentation tournant autour de ces objets, des rituels où l’on joue
l’abondance et où la manière de se positionner dans l’espace de la discothèque
reflète les inégalités. Si ces objets peuvent réaffirmer le sens du partage qui
semble prévaloir au sein de groupes de pairs, ils servent le plus souvent, à
mon sens, à marquer la distinction sociale. Ce sont des objets compétitifs,
hautement convoités et auxquels l’accès est relativement limité. La dimension
de genre est ici cruciale : les femmes ont souvent un accès moins direct
aux discothèques en termes de transports, car elles utilisent massivement les
transports publics et sont moins bien intégrées dans les réseaux
d’organisateurs qui sont en majorité formés par des hommes. Pour des raisons de
respectabilité et de réputation — valeurs fondant les sociétés caribéennes (Wilson, 1995) —, les femmes sont, de surcroît, censées moins consommer d’alcool que
les hommes.
J’émets l’hypothèse principale que « siroter sa flûte
de champagne » prend sens dans un contexte de performance, où un certain
nombre de symboles sont mobilisés et des valeurs particulières prônées. C’est
le résultat, de la part des acteurs, de complexes négociations entre intimité
et publicité, entre contraintes économiques et désirs d’ascension sociale. Au
sein de ce milieu, les différents signes culturels puisent dans l’esthétique
hip-hop et dancehall, attestant
de tensions entre, d’une part, des pratiques globalisées de consommation et,
d’autre part, la mise en valeur de produits que les informateurs s’approprient
comme identitaires.
Je me réfère ici au concept de consommation ostentatoire forgé par Veblen en 1899 selon
lequel « la classe des loisirs » consomme en rendant manifeste des
signes d’appartenance sociale et de statuts privilégiés. Dans La Distinction, Bourdieu affirme que
l’expression de goûts et de préférences esthétiques peut être identifiée selon
l’appartenance de classe (Bourdieu, 1979). Le « goût de la nécessité », selon Bourdieu, révèle le désir
refoulé de posséder des goûts propres aux classes dominantes et exprimé
paradoxalement par le goût affirmé pour des produits généralement consommés par
les classes populaires.
L’enquête ethnographique que j’ai menée dans les boîtes de
nuit antillaises semble indiquer, au contraire, que la dimension du désir et de
l’imagination est tout aussi importante. Il est possible d’utiliser et donner
de nouvelles significations aux objets de façon dynamique : on utilise les
symboles que l’on attribue à une classe spécifique bien qu’on puisse ne pas y
appartenir. Ce processus n’est pas toujours ascensionnel. L’imagerie hip-hop,
par exemple, a longtemps promu l’esthétisation du ghetto américain (Jaffe,
2012). Dans les boîtes de nuit antillaises, par exemple, les hommes adoptent un
style vestimentaire qu’ils qualifient de « ghetto » (baskets,
casquette, jeans). On peut donc également analyser ce processus comme un
mouvement vers le bas dans la
performance des appartenances sociales, qui s’est d’ailleurs popularisé.
Toutefois, dans les discothèques que j’ai fréquentées dans le cadre de ma
recherche doctorale, l’idée d’ascension sociale garantie par l’accès à la
consommation est majoritaire. Une tendance similaire a été observée en Jamaïque
— un changement radical dans les valeurs promues par la culture dancehall (Hope, 2006).
La musique est l’un des principaux médias à travers lequel
les valeurs du consumérisme ostentatoire sont diffusées. Tout se passe dans le
contexte où l’authenticité culturelle diasporique est construite. L’ensemble
des références musicales est issu d’un espace caribéen au sens large, incluant
les Antilles françaises et la Jamaïque. Bien que des marques de vêtements et de
boissons alcoolisées financent de plus en plus le monde musical et produisent,
ce faisant, de véritables subcultures
(Edmunds et Williams, 2006), je ne me concentrerai pas sur les stratégies
marketing choisies par l’industrie musicale ni sur les imaginaires auxquels
renvoient ces stratégies. Je m’intéresserai plutôt aux modes de sociabilité qui
se forment à travers la consommation musicale au sein des boîtes de nuit,
renforcés par l’esthétique des vidéoclips résultant des politiques de marketing
de l’industrie musicale. Ce lien culturel entre ces espaces géographiques et la
construction d’une identité noire transnationale rappelle la notion d’« Atlantique
noir » forgée par Paul Gilroy (Gilroy, 1993).
Je présenterai d’abord une brève analyse d’un matériau
visuel afin de souligner l’importance de la musique et des images qu’elle
véhicule des deux côtés de l’Atlantique. Par la suite, je m’intéresserai à
l’alcool comme marqueur social et économique à travers lequel on montre aux
autres son pouvoir de consommation. Ce luxe de la consommation ostentatoire que
Veblen attribuait à une classe aisée est en fait une pratique accessible aux
classes défavorisées. Ces dernières jouent les mêmes rituels de prospérité que
la première, mais avec des produits plus
accessibles économiquement (des fac-similés). Par ailleurs, j’analyserai la
manière dont les différents alcools renvoient à différents signaux, renseignant
sur les processus de constructions identitaires des Antillais de France
hexagonale ainsi que sur des formes de continuités historiques avec l’ère
coloniale.
Une analyse du contexte dans lequel circule l’alcool, à
savoir le milieu de la vie nocturne antillaise, complexifie davantage celle des
représentations liées à la culture du boire et du caractère multidimensionnel
des pratiques de consommation qui existent en son sein. Ce milieu promeut des
valeurs liées à la consommation ostentatoire à tout prix, tout en jouant avec
des symboles de pouvoir et richesse qu’il se réapproprie.
Influences musicales – This is how we do it
Ce paragraphe donne un aperçu de l’univers musical
caractéristique des soirées antillaises en région parisienne. Loin d’être
simplement consommée, la musique crée et transmet des valeurs dans toute la
diaspora noire des Caraïbes (Gilroy, 1993). Le clip vidéo analysé plus bas l’illustre particulièrement bien dans
le sens où il présente un rituel collectif de la consommation d’alcool. Dans
les boîtes de nuit antillaises en région parisienne, les deux genres musicaux
dominants sont le dancehall jamaïcain
et, dans une moindre mesure, le dancehall
des Antilles francophones. La Jamaïque est depuis quelques années le centre de
certaines tendances culturelles auprès des jeunes Antillais tant en France
hexagonale qu’aux Antilles. L’anthropologue Donna Hope a remarqué que le dancehall du 21ème siècle est
en train d’assimiler les valeurs de consommation ostentatoire que le hip-hop a
promues au cours des deux dernières décennies (Hope, 2006). Certaines marques
de vêtement, d’automobile ou d’alcool font en effet partie des symboles de
statut de plus en plus souvent mentionnés dans les paroles des titres de dancehall. Selon Hope, ces objets
fétiches qui faisaient partie des valeurs des classes moyennes ont été l’objet
d’une réappropriation par le panorama artistique dancehall, forme d’art caractéristique, à l’origine, des classes
les plus défavorisées. Je prendrai comme exemple un vidéoclip du chanteur
jamaïcain de dancehall,
Elephant Man, qui illustre cette nouvelle tendance en faisant l’apologie
de la consommation ostentatoire et du luxe.
Au tout début du vidéoclip promouvant son titre This is how we do it (« C’est comme ça qu’on fait »), un couple d’amis sans le sou essaie d’accéder à une boîte de nuit de Kingston. Alors qu’ils se font violemment repousser par la sécurité, plusieurs voitures et motos de luxe approchent. Un groupe d’amis en descend — les chanteurs Elephant Man, Bounty Killer et leurs amis, hommes et femmes confondus — et salue chaleureusement les videurs avant de se diriger vers l’entrée. Les deux personnages montrés au début du vidéoclip réussissent quant à eux à pénétrer dans les lieux en se faufilant dans cette petite foule de privilégiés. Traversant les locaux amples et très éclairés, le groupe d’amis se fait conduire jusqu’au « carré VIP », en plein milieu de la piste [2]. Dans la prise de vue suivante, les deux personnages désargentés sont rejetés à l’entrée de l’espace VIP par deux videurs et finissent par se retrouver au comptoir du bar. Détail qui, comme nous le verrons, s’avère pertinent à relever à ce stade : ils restent debout. Entre-temps, le groupe d’amis fortunés reçoit des plateaux de bouteilles de cognac Hennessy et de champagne Moët & Chandon. Toute la table regarde la caméra en soulevant les verres colorés en signe d’appréciation, tandis que les deux intrus réussissent à voler une bouteille Hennessy vide de la table VIP, qu’ils remplissent de whisky peu coûteux en cachette. Le défilé d’alcool de luxe et de nourriture continue sur la table VIP, où on se concentre encore sur les marques Hennessy et Moët & Chandon [3]. Les prises de vue se déplacent sur la piste, où les amis des protagonistes esquissent des pas de danse au milieu d’une ronde.
La boîte de nuit et plus encore la piste de danse mises en
scène dans ce vidéoclip sont de véritables espaces de performance de
différentes formes de capital, culturel et social. Être en public, se donner à
voir et regarder, autant d’actes qui révèlent le positionnement social de
chacun au sein de la « communauté » de la vie nocturne. L’accent est
mis sur le fait que la richesse génère du succès social. À l’inverse, les deux
antihéros incarnent une faillite économique ainsi que sociale absolue. Par la
suite, les chanteurs se lèvent pour chasser ces deux mêmes personnages qui tentaient
d’approcher les femmes assises à leur table. Associée au statut social, la
consommation publique d’alcool est également une garantie de masculinité
hétéronormative et sexiste, là où les femmes sont représentées comme
relativement dépendantes de la richesse masculine. Dans les lieux de la vie
nocturne antillaise en région parisienne — tout comme, je le crois, dans des
discothèques tout public —, on peut
assister à des scènes similaires. La consommation ostentatoire n’est donc pas
uniquement propre au contexte de cette étude ethnographique. La consommation et
le capital financier sont devenus garants de succès et de popularité, du moins
dans certains contextes de loisirs.
Capital économique et
social dans les soirées parisiennes
L’analyse du vidéoclip qui précède
visait à souligner deux aspects fondamentaux dans le contexte de la vie
nocturne antillaise : d’une part, l’influence cruciale de la musique de la
Caraïbe anglophone et, de l’autre, l’importance de la performance et des
différentes formes de distinction sociale. Cela se manifeste à travers la
danse, le positionnement dans l’espace, la consommation d’alcool, la proximité
avec des artistes ou DJs entre autres. En d’autres termes, j’ai exploré une
représentation médiatisée de l’importance de la performance en public. Je
m’attacherai maintenant à montrer dans quelle mesure les valeurs promues dans
ce clip vidéo sont analogues à celles liées à la consommation ostentatoire que
l’on retrouve dans les boîtes de nuit antillaises.
Mes informateurs ne jouissaient pas d’un budget important
pour leurs sorties : entre 20 et 50 euros en général. Ils ne pouvaient pas
par conséquent se permettre de prendre des taxis lors de leurs sorties ou de
réserver une table avec une bouteille, acte social déterminant en milieu
nocturne. La contrainte financière pesait d’autant plus sur eux qu’ils ne
voulaient pas paraître « pauvres » et aspiraient donc à consommer
comme s’ils avaient un budget presque illimité. Le plus souvent, la pression
sociale pesait lourdement sur les individus, qui se sentaient constamment
anxieux, observés, qui ne voulaient pas avoir l’air limité sur le plan
financier aux yeux des autres participants aux soirées. L’expérience d’un de
mes informateurs, Albert, d’origine martiniquaise, âgé de 32 ans, photographe
en discothèque, arrivé à Paris en 2000, en atteste. Selon lui, la mode bling-bling, prévalant dans les boîtes
de nuits franciliennes, gagne les espaces de divertissement des Antilles.
« Ce n’est plus comme avant, maintenant tout le monde veut se montrer »,
déplore-t-il. Il estime que la course à l’accumulation de capital social
(connaître les bonnes personnes) pousse à une compétition trop dure à assumer
et qu’il estime opposée à ses valeurs. Toutefois, en le côtoyant en boîte de
nuit, je m’aperçus qu’il ne pouvait pas entièrement s’opposer à cette logique
et ce d’autant plus qu’il cherchait à se construire un réseau dans le but de se
constituer une clientèle. Participer au jeu de la recherche du prestige devient
indispensable pour ceux qui souhaitent se professionnaliser dans le milieu de
la vie nocturne. Comme le met en relief la littérature des cultural studies, il est propre aux cultures urbaines de loisirs
d’inviter leurs membres à la professionnalisation. Dans une vie où les
perspectives professionnelles sont minces, un travail dans la vie nocturne,
malgré ses idiosyncrasies, promet un avenir social plus gratifiant (McRobbie, 1993). Connaître les bonnes personnes ne permet pas seulement d’accéder à
certains privilèges mais surtout de se distinguer des autres. Dans la
production de cette distinction, la consommation d’alcool en public joue un
rôle décisif.
Albert travaille gratuitement dans les discothèques et
n’avait pas de capitaux à investir. Pourtant, il lui fallait avoir une table
réservée et une bouteille car il ne souhaitait pas simplement prendre des
photos de soirées mais approcher le star
system des artistes zouk dans le but de devenir photographe d’artistes.
Ainsi, pour Albert, se procurer une bouteille de champagne s’avère
indispensable : il en va de sa respectabilité et de sa réputation. Dans le
contexte de la discothèque, peu d’objets et de comportements pourraient lui
assurer un tel statut : l’achat d’une bouteille garantit également l’accès
au « carré VIP » très prisé. Mais venons-en maintenant à des épisodes
qui illustrent éloquemment ces processus de négociation que j’ai mentionnés.
Rhum et
« identité » antillaise
Dans le milieu des soirées en boîtes de nuit antillaises, il existe une véritable hiérarchie de valeurs entre les différents produits alcoolisés consommés. Le champagne demeure le produit incarnant le prestige par excellence. La bouteille de champagne est un symbole quasi universel de luxe, que s’est approprié la jet set artistique au niveau international. Ainsi, contrairement aux autres sortes de vins, le champagne n’est pas considéré par mes informateurs comme un produit marquant une appartenance à la culture française à proprement parler. Cette dimension culturelle et identitaire émerge toutefois immédiatement lorsqu’il est question des autres sortes de vin. Les informateurs exprimaient par exemple souvent une forme de dédain à l’égard de cette catégorie d’alcool estimant que « c’est les Français qui boivent du vin ». Ce type de propos atteste de phénomènes d’identification culturelle impliquant un processus de distinction par rapport aux pratiques de loisirs perçues comme propres aux jeunes métropolitains, terme par lequel l’on définit les « Blancs [4] ».
Pour mes informateurs, le champagne est une valeur en soi
et ce quelles qu’en soient la qualité ou la marque. Le verre en tant qu’objet
ne renvoie à aucun imaginaire particulier contrairement à la bouteille, quoique
la flûte soit tout aussi chargée de notions de prestige. Le whisky tombe dans
la même catégorie d’alcool prestigieux, rattaché à des habitudes de
consommation globalisée en contexte festif, que le champagne. La consommation
d’alcool révèle également un certain nombre de pratiques et représentations
liées au genre. Le champagne est considéré comme plus approprié pour les
femmes, alors que l’on tolère moins qu’une femme boive du rhum. C’est tout de même
le rhum qui prévaut dans la culture du boire des boîtes antillaises. Alors que
le champagne a la fonction de symbole du statut social, le rhum, décliné sous
plusieurs formes (planteur, ti-punch,
« sec » ou avec des jus de fruits ou du Coca Cola), est fortement lié
à des processus d’identification culturelle. Auprès de mes informateurs, le
rhum martiniquais Saint James est le
plus apprécié. Ce succès est également lié à la popularité transatlantique de
la fête du rhum Saint James à Sainte-Marie, organisée tous les ans à la Martinique.
C’est aussi une marque de rhum que l’on trouve aisément
auprès de tous les commerçants de la capitale, même si, parmi mes informateurs,
beaucoup réussissent à stocker du rhum grâce aux voyages aux Antilles de personnes
de leur entourage, le rhum acheté aux Antilles étant moins coûteux. Le rhum est
mobilisé comme l’un des principaux marqueurs de l’identité antillaise (ou du
moins de ce qu’incarne selon mes interlocuteurs « être Antillais »).
En cela, le rhum a été approprié par les jeunes Antillais comme produit local
et symbole d’authenticité culturelle (Smith, 2006). En même temps, l’esthétique
utilisée par les marques de rhum fait référence aux conditions de sa production
par une imagerie renvoyant à la période coloniale et esclavagiste, en montrant
des images telles que le bateau négrier (figure 1) ou les esclaves au travail
(figure 2).
La production de rhum s’est faite néanmoins jusqu’à aujourd’hui en occultant plus ou moins le passé colonial, comme on peut le voir, par exemple, dans la reconstruction historique présentée au sein d’une célèbre maison de production de rhum martiniquaise, qui mentionne à peine l’économie esclavagiste dans son historiographie mondiale de la canne à sucre. Le rhum signale à la fois une identité créole partagée par tous, tout en faisant partie d’une économie agroalimentaire contrôlée par une élite qui continue de bénéficier de son héritage de richesse et de pouvoir. Comme l’explique Sidney Mintz, le rhum était un instrument de la domination esclavagiste et a été imposé d’abord économiquement et ensuite culturellement (Mintz, 1986). Jennifer Nesbitt affirme que le rhum a été pensé en dehors de ses conditions de production initiales, ce qui en fait un produit problématique dans une société postcoloniale qui maintient ainsi la légitimité du système colonial en le reproduisant en partie dans la structure socioracialisée (Nesbitt, 2008). Pour Nesbitt, l’assimilation du rhum aux Antilles dans la littérature renforce les stéréotypes relatifs au passé colonial de la Caraïbe. Selon elle, il faut considérer ces produits en relation à leur histoire. Par conséquent, le champagne et le rhum, bien que tous deux consommés dans le même espace de la boîte de nuit, renvoient à des valeurs différentes. Alors que le champagne sert à souscrire aux valeurs de la classe moyenne en ascension, au bien-être social et au pouvoir économique, le rhum peut aussi être vu comme une forme de résistance économique et culturelle de la part des classes les plus défavorisées. Par la consommation du rhum, mes interlocuteurs se créaient une identité culturelle d’origine, en exaltant le produit en comparaison avec des produits typiquement « blancs » tels que le vin. Cela dans le but de se créer une identité alternative à la domination racisée et économique, positionnement très présent au fil de mon terrain, et qui peut s’expliquer en partie par le ressentiment dû à l’histoire coloniale et à la marginalisation que mes informateurs vivent en milieu migratoire. En revanche, du point de vue de la production de rhum en contexte colonial et postcolonial (là où peuvent s’observer des continuités), il demeure un système de production de domination, car il continue d’appartenir à l’élite des békés, l’élite blanche créole, dans un cadre où la population plus pauvre — et racisée — ne bénéficie d’aucun contrôle sur ce qu’elle produit ni sur les moyens de production [5].
Un jeu complexe
La consommation d’alcool dans
les boîtes de nuit antillaises est un sujet controversé auprès des participants.
Le groupe d’amis auquel j’étais intégrée durant l’enquête m’a permis d’en avoir
une expérience assez particulière en m’incluant dans un rituel qui se
reproduisait chaque soirée. Avant l’entrée en boîte, l’alcool est consommé en
privé : on boit avec son groupe d’amis dans un esprit de convivialité et
l’on se retrouve parfois chez l’un d’entre eux. Toutefois, le plus souvent,
comme les boîtes de nuit sont habituellement situées dans des départements
éloignés du centre de Paris, on se retrouve à « boire un coup » dans
les transports en commun ou dans la voiture. Néanmoins, on ne boit jamais
devant la boîte de nuit ou dans les espaces semi-publics, surtout par peur du
jugement des autres. Le fait de boire dans les transports en commun, par
contre, ne pose pas de problèmes, car l’on ne court pas le risque de rencontrer
quelqu’un que l’on connaît, ou un potentiel participant à la vie nocturne. Dans
un contexte d’injonction à la consommation ostentatoire, ne pas avoir les
moyens de se payer une bouteille dans une discothèque révèle un statut social
inférieur, dit de « crevard ». Ne pas avoir les moyens financiers est
rédhibitoire quand il s’agit de nouer des relations avec des inconnus. La
crainte de croiser quelqu’un que l’on connaît décourage davantage encore de
boire en public. On trouve donc les manières les moins onéreuses pour consommer
de l’alcool. Ceux qui en consomment beaucoup sont soupçonnés d’être des
trafiquants, ou des jeunes qui aiment « l’argent facile » simplement du
fait qu’ils peuvent se permettre de dépenser autant pour les loisirs. Ils
peuvent néanmoins aussi susciter une certaine curiosité et admiration auprès de
ceux qui fréquentent les boîtes de nuit et qui, par contre, n’ont pas la
possibilité de dépenser de telles sommes.
L’une des principales dimensions de l’expérience publique
des discothèques tient au fait qu’elle nourrit les fantasmes générés par la
performance d’un statut social et donne la possibilité d’être quelqu’un d’autre que soi (qu’un
« galérien ») ne serait-ce
que l’espace d’une soirée, avant de revenir ensuite à la dureté du quotidien.
Cette performance impose néanmoins des contraintes et cache des formes
d’anxiété. Lors des sorties en groupe en boîte de nuit, Fabienne, mon
informatrice privilégiée, prévoyait toujours des bouteilles en plastique de 500
ml remplies d’un mélange de whisky et de Coca, ou bien de rhum et de jus
d’orange. C’est à elle, connaissant les goûts de chacun, qu’il revenait de
prévoir les stocks conformément aux préférences personnelles. Les fouilles à
l’entrée des discothèques ne permettant pas d’y introduire de l’alcool, c’est
en chemin qu’il est en général consommé. Fabienne veillait également à ce que
personne ne nous voie boire dans la rue tout en s’assurant que tout le monde
soit assez saoul. La consommation d’alcool est un acte de sociabilité et de
représentation sociale, mais elle contribue également à construire des espaces
de loisir présupposant l’absorption de substances psychotropes. La prise
d’excitants, de stupéfiants, d’alcool, de substances de toutes sortes est
valorisée dans cette culture de la nuit — structurant même souvent l’expérience
de loisir — comme le notent les chercheurs s’intéressant à ces phénomènes
(Hutton, 2004 ; Measham, Hadfield, 2009).
Lors des soirées, nombre de conversations ont pour objet le
coût des bouteilles de champagne et de rhum : 50 à 60 euros est un ordre
de prix jugé acceptable pour une bouteille, néanmoins ce prix peut atteindre
150 euros. Les organisateurs proposant des bouteilles à ce prix cherchent en
général à attirer une clientèle plus aisée car, dans les soirées antillaises,
le prix d’entrée est souvent estimé abordable par les amateurs de la vie
nocturne : 10 à 15 euros en moyenne et 20 euros pour les plus célèbres
d’entre elles. Les organisateurs sont en effet conscients du fait que les
« fêtards » ne veulent pas trop investir car ils subissent des
contraintes économiques dans une ville où la vie nocturne est très coûteuse et
donc d’accès limité pour les moins privilégiés. À cette forme d’exclusion
s’ajoutent celles liées aux politiques d’entrée dans les boîtes, notamment
celles de nature raciste qui ont été déjà abordées dans la littérature (Hadfield, 2008 ; Kosnick, 2005).
Une fois qu’on est entré dans une boîte
de nuit, il est possible d’avoir temporairement accès à une table moyennant
l’achat d’une bouteille de champagne. Du fait de leur relative précarité, les
plus jeunes (16-25 ans) ne peuvent généralement pas se le permettre
contrairement à leurs aînés (25-45 ans). Lors d’une soirée en boîte de nuit que
j’ai passée à Asnières avec trois jeunes femmes, l’une de mes informatrices
était particulièrement fière d’avoir pu nous faire réserver une table à côté de
la piste de danse grâce à ses efforts de réseautage. Elle insistait pour que
l’on boive doucement afin de ne pas perdre trop rapidement le droit de rester
assis à la table. Lorsque le groupe est plus nombreux, il est possible de
cotiser pour acheter ainsi plusieurs bouteilles. Dans ce cas, on peut offrir un
verre à quelqu’un qui n’est pas du groupe même si cela reste rare : on ne
partage généralement pas l’alcool avec des personnes qui ne sont pas membres du
groupe. Les vols étant fréquents, une bouteille doit être constamment
surveillée. À ce titre, si l’on est assis à une table en boîte de nuit, on fera
bien attention à ce qu’il y ait toujours quelqu’un pour la surveiller si le
reste du groupe part danser. Ensuite, lorsqu’on aura terminé la bouteille, on
essaiera de la remplir d’un peu d’eau pour que les serveurs ne l’emportent pas,
enlevant par ce geste le droit au groupe de rester assis à la table. En effet,
il s’agit dans l’espace de la boîte de nuit d’avoir accès à ce lieu privilégié.
Les soirées antillaises sont pour la plupart organisées
dans des espaces loués et n’ont pas d’emplacement stable. Cela découle du fait
que les organisateurs sont contraints par la précarité à une mobilité qui a un
impact direct sur l’expérience des clients. Souvent, ces espaces ne fournissent
que des murs ; pas de chaises ou de tables et rarement des fauteuils, de
sorte qu’il n’y a, le plus souvent, pas la possibilité de s’asseoir. Les DJs
insistent constamment pour que la foule danse et ne reste pas statique. Cela
rend la vie du « fêtard » assez difficile et le fait même de s’asseoir
permet d’avoir un positionnement plus certain dans l’espace incertain de la
boîte. Une informatrice m’a un jour avoué : « Il n’y a pas moyen que
j’aille en soirée si je ne peux pas me permettre une bouteille, je ne vais pas
rester toute la soirée debout comme une idiote. » De surcroît, comme les groupes
de pairs s’organisent en général autour du groupe d’amis, il est important
d’avoir une intimité spatiale avec son groupe dans la foule. La possibilité de
s’asseoir est en général liée à l’espace VIP, auquel on a accès par le biais de
l’achat d’une ou plusieurs bouteilles. Les privilèges auxquels donne accès cet
espace VIP n’ont de sens que parce qu’ils sont publics et visibles par ceux qui
ne peuvent en profiter. Quand il n’y a pas d’espace VIP, les bouteilles
voyagent dans la foule mais restent dans le groupe d’amis. Sur la piste, l’on
danse tout en organisant de véritables séances photos mettant en scène la
bouteille et le statut
social qu’elle est censée symboliser.
Lors d’une soirée passée au Gibus Club, boîte de nuit connue de Paris, vers minuit (ce qui est
considéré comme encore tôt), alors que la discothèque était relativement vide,
un groupe de jeunes, sans doute âgés de tout juste 18 ans, assis sur un banc
séparant la piste du « carré VIP », improvisa une séance photo avec
une bouteille de champagne vide que l’un d’entre eux avait chipée sur une
table. Prétendant que cette bouteille leur appartenait, le groupe se mit à
prendre la pose. Bien qu’on puisse voir dans cet acte une dimension ludique
d’autodérision, la consommation d’alcool est prise très au sérieux par mes
informateurs. Ce sont les hommes qui en tirent le plus de prestige car ce sont
eux qui manipulent les bouteilles. Bien que j’ai entendu dire plusieurs fois
qu’une femme respectable ne devrait pas boire (cela m’a été dit par un homme),
il est courant de voir une femme consommer de l’alcool à une table. On ne verra
néanmoins que rarement des femmes danser sur la piste avec une bouteille en
main, cette attitude étant considérée comme typiquement masculine.
La présence de l’alcool ne devient pas seulement une valeur
face aux inconnus, mais aussi un atout dans les fêtes privées. Bien que la
présence de boisson et de nourriture dans les célébrations ne soit pas
nécessairement spécifique à la culture de la consommation ostentatoire, c’est
justement la dimension de l’ostentation qui, à mon sens, devient importante
dans ce contexte festif. Lorsqu’on donne une fête privée, il est commun de
photographier les bouteilles d’alcool et de poster les photos sur Facebook. Ce
réseau social offre un autre moyen de mettre en avant la présence des boissons
alcoolisées dans les soirées. Dans une certaine mesure, l’abondance ne se
limite pas aux participants à la soirée mais elle doit être rendue publique. La
consommation d’alcool renvoie donc aussi bien à l’expérience de partage dans un
contexte festif qu’à l’expression d’un capital financier.
Les organisateurs
Cette partie sera consacrée aux
organisateurs de soirée et notamment à l’association à l’origine de l’opération
« Le Bus Magique ». Cet événement se tient dans un bus RATP
désaffecté, transformé en boîte de nuit itinérante pour l’événement. Ce bus
peut être loué avec chauffeur, et cette association d’organisateurs
d’événements antillais l’a loué en proposant des visites panoramiques de Paris
dans un cadre convivial. La stratégie marketing des organisateurs consiste à
offrir l’alcool gratuitement toute la nuit à tous les participants. Selon
beaucoup d’entre eux, ce rituel de partage sert à détendre les relations. La tension
due aux différentes capacités financières des participants au sein de la boîte
est, dans ce contexte, apaisée grâce au partage et à la gratuité de l’alcool.
Dans cette ambiance, tous les participants jouent avec ironie au rituel de
l’abondance. Certes, la nature même de l’événement, le fait qu’il se déroule
dans un bus et le nombre relativement faible de participants contribuent à
rendre l’atmosphère plus détendue mais il m’a également semblé que l’accès
égalitaire aux bouteilles concourt fortement à apaiser les relations entre les
jeunes « clubbeurs ». Le fait d’avoir une bouteille ou même tout
simplement un verre en main constitue une raison suffisante pour organiser une
séance photo entre participants. De même, les photographes officiels de la
soirée demandent de lever le verre pour montrer que cette soirée ne lésine pas
sur les moyens ou, du moins, qu’elle attire une clientèle aisée.
D’autres organisateurs centrent
leurs politiques de marketing sur le statut lié au champagne, comme les organisateurs
des « Soirées Luxe ». Ces dernières véhiculent une image de prestige
en affichant une bouteille de champagne sur tous leurs flyers. La distribution de champagne, de surcroît, est d’habitude
gratuite jusqu’à 2 h. Les « Soirées Luxe », ayant accueilli 3000
personnes en 2011, la distribution de champagne dans des flûtes a été
interrompue à cause de difficultés à maintenir l’ordre. Lors d’un entretien (Frédéric,
20 octobre 2010), l’un des organisateurs des « Soirées Luxe »
affirmait : « Les jeunes Antillais d’aujourd’hui ont de l’argent et ils
veulent le dépenser. Ils aiment le style et la classe, voilà pourquoi nous
proposons du champagne et des ambiances select,
où le code vestimentaire est d’importance. » En fait, ces soirées attirent
la même clientèle, au budget divertissement assez limité, que les autres
précédemment décrites. Bien que leurs organisateurs affichent la volonté
d’attirer une clientèle plus aisée, ils ont bien conscience du fait que la
clientèle ciblée n’est pas issue de milieux privilégiés. La gratuité permet
donc de leur rendre également la soirée agréable. Face à l’importance de leurs propres
contraintes économiques, les organisateurs ne peuvent donc pas augmenter les
prix au risque de perdre la clientèle habituelle.
Conclusion
À travers cette ethnographie, j’ai voulu explorer les
différentes dimensions de la consommation d’alcool dans le cadre de la vie
nocturne antillaise en région parisienne. Dans un premier temps, j’ai essayé
d’établir le répertoire culturel et musical dans lequel l’expérience de la
consommation se construit. L’alcool fait partie des substances importantes dans
les pratiques de loisir dans plusieurs contextes culturels. Cela se confirme
par la place relativement centrale de l’alcool dans l’expérience de loisir ici
présentée. Par la suite, j’ai essayé de rendre compte de rituels qui se
jouaient autour de l’alcool, en bouteille ou en verre. De surcroît, j’ai
présenté la hiérarchie entre différents produits alcoolisés en mettant en
relation les représentations sociales liées à chaque produit ; cela, dans
le but de montrer qu’une bouteille d’alcool peut ouvrir sur une discussion sur
les inégalités et les continuités coloniales.
Le rhum antillais a un statut particulier de produit
identitaire : il incarne une volonté de signifier une forme de distinction
d’avec les Blancs français et renvoie à l’idée d’une authenticité antillaise.
Le rhum est objet d’un processus d’appropriation de la part des Antillais, qui
se traduit dans l’usage du rhum en tant que symbole de la différence, notamment
par rapport à des produits considérés comme français, tels que le vin. De
surcroît, les marques d’alcool font l’objet de modes et de hiérarchies de
distinction. Mais également, si l’on contextualise dans une économie postesclavagiste,
le rhum est symbole d’une économie qui continue d’être dominée par une élite et
qui appauvrit la majorité de la population, comme l’ont montré les grèves et
les mouvements sociaux qui se sont succédés aux Antilles ainsi qu’en France
hexagonale depuis 2009.
Le champagne renvoie précisément au désir de mobilité
sociale vers le haut que maints participants de la vie nocturne éprouvent. Si,
sur les dépliants des soirées antillaises, figure souvent l’image d’une
bouteille Moët & Chandon, dans les faits l’on consomme des produits bas de
gamme. La consommation ostentatoire est liée aux hiérarchies de distinction,
dans un cadre où tout ne renvoie qu’à la performance d’une appartenance sociale
favorisée. Cette illusion est offerte par l’accès relativement aisé à certains
produits moins chers ou, du moins, à une culture de l’imitation qui, dans une
certaine mesure, mime l’expérience de la richesse. Montrer, se montrer et être
vu sont des éléments structurants de l’expérience de la vie nocturne. Cela
permet d’avoir un espace de « liberté relative » (Hall et Jefferson,
2007) où incarner une autre identité sociale.
La plupart des boîtes de nuit antillaises en région
parisienne attirent un public appartenant aux classes populaires. Ces jeunes
qui sortent cherchent une sociabilité qui leur donne l’impression d’être partie
prenante de la ville. Ils réclament leur participation à l’espace public
parisien ; ils veulent une place dans une ville qui offre une industrie de
divertissements très variés. Néanmoins, ces jeunes n’ont souvent pas les moyens
financiers pour accéder à certains loisirs. Sortir est donc un luxe relatif,
une expérience convoitée qui demande des sacrifices. De plus, ils vivent
souvent dans des lieux éloignés de la banlieue parisienne, ce qui rend les
déplacements complexes, notamment pour ceux et celles qui ne possèdent pas de
voiture. Organiser une soirée en discothèque est donc une affaire qui occupe
plusieurs heures dans une journée. Souvent, une fois que l’on a décidé où aller
au cours de la semaine, le samedi après-midi est consacré à
l’organisation : former le groupe de participants au sein du groupe de
pairs, prévoir les déplacements au cas où les transports en commun sont
envisagés ou un point de rencontre lorsqu’il y a une voiture, penser au style
vestimentaire et aux cotisations pour réserver une table. Ce dernier aspect est
particulièrement délicat, comme nous l’avons vu avec la consommation d’alcool
avant de rentrer dans la discothèque dans le but de limiter les coûts tout en
« gardant la face ». Participer à la vie nocturne demande des efforts
considérables. Les risques encourus et les nombreux obstacles rencontrés nous
poussent à nous demander pourquoi ces jeunes sont prêts à affronter tout cela
pour sortir.
Les boîtes de nuit représentent l’un des principaux cadres
de loisir toutes classes sociales confondues. Cette vie nocturne permet de
retrouver un groupe de pairs et donc d’éviter l’isolement relationnel. Les
réseaux sociaux qui se construisent dans les espaces de loisirs sont cruciaux
dans la vie quotidienne de mes informateurs, qui ne font souvent partie d’aucun
réseau familial et social en dehors du travail. Les divertissements nocturnes
sont également l’occasion de se retrouver en public et, encore une fois, de
rompre, l’espace d’une soirée, l’isolement dû au manque de capital économique
et à l’exclusion géographique dans les périphéries de la ville. Comme il n’est
pas permis à ces jeunes de participer à des soirées dans le centre-ville, ils
reproduisent les symboles bling-bling
de la société de consommation, signes de promotion sociale, dans des espaces
relativement marginaux au sein de l’espace urbain.
Dans ce cadre, l’alcool est un produit représentatif des
sociabilités et des valeurs importantes dans la vie nocturne antillaise.
D’abord, il révèle le caractère identitaire omniprésent dans le
déroulement de ces soirées. Le rhum, le whisky ou bien le champagne ont des
valeurs différentes, le premier symbolise l’identité antillaise et est vendu
comme tel par les organisateurs. Deuxièmement, la valeur de l’alcool est promue
dans un contexte culturel caribéen en tant que marqueur de réussite sociale.
Cela se manifeste par l’usage et l’exhibition des bouteilles : dans ce
cadre, l’objet‑bouteille revêt une importance au moins aussi cruciale que la
consommation de l’alcool qui y est contenu. Cet objet devrait donc être mis au
centre et non pas oublié par des analyses qui se concentrent surtout sur les
effets de l’alcool. Les bouteilles sont au centre d’interactions visant à
créer, durant l’espace d’une nuit, une promotion sociale et économique dont
rêvent ces jeunes Antillais des classes populaires. La question néanmoins reste
ouverte de savoir si l’appropriation et la reproduction de valeurs de richesse
et de mobilité sociale face à la misère réelle sont des pratiques de
renversement conscientes, ou bien la manifestation évidente d’une situation de
domination qui se poursuit et peut-être s’aggrave dans l’appauvrissement qui
afflige les Antilles et se répercute réellement (par de nouvelles pratiques
migratoires) et symboliquement (les représentations de l’« être
antillais ») sur la diaspora de France.
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[1] Tout en étant juridiquement Français, mes interlocuteurs se définissent Antillais et refusent l’identité nationale dans un cadre républicain dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Les Blancs sont donc les « Français » ou, encore, les « Métropolitains ». Pour ma part, en étant une chercheuse blanche mais non française, je bénéficie d’un statut particulier, de « Blanche pas comme les autres », puisque non issue de la classe coloniale dominante.
[2] Le « carré VIP » est positionné en fonction de sa visibilité par les non-VIP. Le privilège des VIP est celui d’être assis autour de tables.
[3] La multinationale du luxe LMVH est propriétaire des deux marques et la maison Hennessy a financé en 2011 un festival musical dancehall à Kingston.
[4] La hiérarchie des groupes racisés aux Antilles est complexe et ne peut pas se résumer à une dichotomie Noirs/Blancs. Cette dernière était néanmoins, employée par mes informateurs, sur mon terrain à Paris, créant ainsi un espace racisé relativement sécurisé. De surcroît, le fait que je sois identifiée comme femme blanche, lors des interactions liées à la situation d’enquête, ne doit pas être négligé.
[5] Le capitalisme moderne est d’ailleurs né dans les plantations de la Caraïbe (Mintz, 1986).