Consommation, distinction et sociabilité dans les discothèques antillaises en région parisienne

Originally published in cArgo, Revue internationale d’anthropologie culturelle et sociale, Nr. 02, Marchandises et artifacts, 2014.

Introduction

Le présent article part de l’analyse de données recueillies lors d’une enquête ethnographique de la vie nocturne antillaise en région parisienne. Mon travail de thèse a porté plus spécifiquement sur une fraction de ce milieu caractérisé par le maintien de liens diasporiques avec les Antilles. La population fréquentant ces soirées était composée de femmes et d’hommes issus des première ou deuxième générations de la migration antillaise. Âgés pour la majorité de 20 à 40 ans, mes informateurs étaient notamment des femmes appartenant aux classes populaires (Schwartz, 2011) et vivant en banlieue parisienne. C’est d’ailleurs dans les départements situés à la périphérie de la capitale que se déroulait une bonne partie de cette vie nocturne. Situées dans des lieux difficiles d’accès, les boîtes de nuit antillaises en région parisienne révèlent un milieu culturellement très actif et consacré à la création de liens diasporiques. Ces soirées antillaises peuvent être qualifiées d’espace de sociabilité semi-public, dans la mesure où ceux qui les fréquentent y rencontrent toujours des connaissances. Construire une image positive et la maintenir vis-à-vis de ses pairs est par conséquent essentiel.

Dans le contexte de la vie nocturne antillaise, les informateurs distinguent trois « types » de soirées en boîtes de nuit. Selon leur typologie, la première catégorie regroupe les soirées que leurs amateurs mêmes qualifient de « ghetto ». Y sont organisés des sound systems, diffusion de musique semi-électronique en provenance de la Jamaïque. Ces boîtes de nuit sont principalement situées en Seine-Saint-Denis et constituent une subculture alternative par rapport à la vie nocturne antillaise au sens le plus large. Ceux qui fréquentent ce type de soirées sont stigmatisés par certains de mes informateurs comme étant impliqués dans des pratiques illicites telles que le trafic d’armes ou de stupéfiants, mettant en avant une masculinité agressive. Il s’agit selon mon expérience d’un stéréotype peu conforme à la réalité puisque je n’ai assisté à aucun épisode de violence durant mon enquête de terrain. Cela montre à quel point les fractions les plus pauvres de cette population de la vie nocturne sont tenues à l’écart par les autres membres au sein des boîtes de nuit. S’exprime, à travers cette tension vers la distinction, le désir de mobilité sociale.

Deuxième catégorie : les soirées « authentiquement caribéennes », localisées en petite couronne et à Paris intra muros. On y diffuse divers styles musicaux caribéens, allant du zouk à la dancehall en passant par le compas haïtien. Dernière catégorie : les soirées dites « nostalgie » rassemblent un public généralement plus âgé (30-45 ans), on y diffuse du « zouk rétro » (des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix), du compas et de la salsa. Ces soirées ont lieu en différents endroits de la petite couronne. Les pratiques de marketing utilisées pour promouvoir les deuxième et troisième types de vie nocturne visent à renvoyer à une image de prestige et de luxe et à inspirer des valeurs impliquant une forme de promotion sociale par la consommation. C’est précisément sur ces derniers aspects que cette ethnographie se concentre.

La consommation d’alcool est fortement liée à différentes formes de rituel des identités sociales, culturelles et de genre. Puisque l’alcool est un élément incontournable de la vie nocturne en général, je n’entreprendrai pas ici d’évaluer si l’on en consomme davantage dans le milieu auquel je me suis intéressée qu’ailleurs. Je ne m’intéresserai pas seulement à la consommation d’alcool en soi, à savoir son absorption par les individus, mais utiliserai le terme dans un sens large. Par « consommation », je ferai référence, notamment, à l’usage qui est fait de l’alcool et des symboles auxquels il renvoie par le biais de son contenant : l’objet‑bouteille.

Depuis la parution de The Social Life of Things (Appadurai, 1988), l’ouvrage collectif dirigé par Arjun Appadurai, de multiples approches se sont tournées vers les objets et ont valorisé leur importance dans la définition des identités au sein de la société globale et postcoloniale. Les objets que nous incluons dans notre vie quotidienne sont le plus souvent le produit de complexes trajectoires transnationales. À travers son étude des enjeux identitaires liés aux jeans, Daniel Miller a proposé une manière innovante d’analyser la consommation (Miller, 1994) : le jean, l’un des types de vêtement le plus célèbre, omniprésent à l’échelle globale, en dit beaucoup sur ceux qui le portent. Cette analyse met l’accent sur l’importance du rôle que jouent certains objets dans la définition de soi. Dans Nous n’avons jamais été modernes, Bruno Latour va jusqu’à affirmer que les objets sont dotés d’un agencement semblable à celui des sujets avec lesquels ils interagissent (Latour, 2005). Pour lui, c’est le dualisme sujet/objet qui, entre autres, fait que notre système de classification ne peut être  considéré comme moderne et qu’il doit par conséquent être dépassé. Attribuer une place de premier plan aux objets, en tant qu’acteurs (actants) de la vie sociale, me semble convenir à l’analyse des interactions autour de l’alcool dans la vie nocturne antillaise.

Dans les boîtes de nuit antillaises de la région parisienne, les informateurs ont recours à plusieurs techniques afin de se procurer de l’alcool gratuitement, dans le but de boire plutôt que d’exprimer un statut. Derrière les performances que je décrirai, les contraintes financières pèsent lourdement sur les amateurs de cette vie nocturne, qui subissent une domination sociale et économique. J’interprète la participation à cette vie nocturne par une population qui n’en n’a pas les moyens comme une forme de résistance aux injustices inhérentes au milieu du divertissement nocturne, qui tend souvent à exclure les catégories sociales les plus défavorisées. En dépit de ses ressources financières limitées, cette population trouve des moyens alternatifs d’accéder à cet univers. Les produits alcoolisés jouent un rôle crucial dans la définition de soi et dans l’appartenance au groupe, notamment quand un groupe de pairs cotise pour consommer de l’alcool publiquement. L’accès à des espaces privilégiés tels que les zones réservées dans les boîtes de nuit (« carrés VIP ») permet en outre d’instaurer une forme de distinction. Enfin, l’imagerie culturelle de l’alcool est le résultat d’enjeux socioéconomiques liés à l’histoire coloniale des Antilles françaises ainsi qu’à la globalisation culturelle, comme nous le verrons. J’expliquerai que, si le champagne incarne l’ascension sociale et la consommation effrénée, cela coexiste avec le rhum, produit « local » par excellence, par lequel les Antillais opèrent une différenciation culturelle activement recherchée par rapport aux « Blancs français [1]».

Une boîte de nuit peut constituer un espace idéal de performances quasi théâtrales, si l’on considère les participants comme à la fois les spectateurs et les acteurs des rituels qui s’y déroulent. Dans les discothèques antillaises de la région parisienne, l’achat et l’ostentation de bouteilles de rhum, de whisky ou de champagne sont des signes d’ascension sociale ainsi que d’identité de genre dans une collectivité, comme je le montrerai par la suite.

Il existe une hiérarchie de valeurs liée à chacun de ces produits. Le fait d’avoir une bouteille à la main permet d’accéder à des espaces et à des rôles sociaux particuliers. Il existe de véritables rituels d’ostentation tournant autour de ces objets, des rituels où l’on joue l’abondance et où la manière de se positionner dans l’espace de la discothèque reflète les inégalités. Si ces objets peuvent réaffirmer le sens du partage qui semble prévaloir au sein de groupes de pairs, ils servent le plus souvent, à mon sens, à marquer la distinction sociale. Ce sont des objets compétitifs, hautement convoités et auxquels l’accès est relativement limité. La dimension de genre est ici cruciale : les femmes ont souvent un accès moins direct aux discothèques en termes de transports, car elles utilisent massivement les transports publics et sont moins bien intégrées dans les réseaux d’organisateurs qui sont en majorité formés par des hommes. Pour des raisons de respectabilité et de réputation — valeurs fondant les sociétés caribéennes (Wilson, 1995) —, les femmes sont, de surcroît, censées moins consommer d’alcool que les hommes.

J’émets l’hypothèse principale que « siroter sa flûte de champagne » prend sens dans un contexte de performance, où un certain nombre de symboles sont mobilisés et des valeurs particulières prônées. C’est le résultat, de la part des acteurs, de complexes négociations entre intimité et publicité, entre contraintes économiques et désirs d’ascension sociale. Au sein de ce milieu, les différents signes culturels puisent dans l’esthétique hip-hop et dancehall, attestant de tensions entre, d’une part, des pratiques globalisées de consommation et, d’autre part, la mise en valeur de produits que les informateurs s’approprient comme identitaires.

Je me réfère ici au concept de consommation ostentatoire forgé  par Veblen en 1899 selon lequel « la classe des loisirs » consomme en rendant manifeste des signes d’appartenance sociale et de statuts privilégiés. Dans La Distinction, Bourdieu affirme que l’expression de goûts et de préférences esthétiques peut être identifiée selon l’appartenance de classe (Bourdieu, 1979). Le « goût de la nécessité », selon Bourdieu, révèle le désir refoulé de posséder des goûts propres aux classes dominantes et exprimé paradoxalement par le goût affirmé pour des produits généralement consommés par les classes populaires.

L’enquête ethnographique que j’ai menée dans les boîtes de nuit antillaises semble indiquer, au contraire, que la dimension du désir et de l’imagination est tout aussi importante. Il est possible d’utiliser et donner de nouvelles significations aux objets de façon dynamique : on utilise les symboles que l’on attribue à une classe spécifique bien qu’on puisse ne pas y appartenir. Ce processus n’est pas toujours ascensionnel. L’imagerie hip-hop, par exemple, a longtemps promu l’esthétisation du ghetto américain (Jaffe, 2012). Dans les boîtes de nuit antillaises, par exemple, les hommes adoptent un style vestimentaire qu’ils qualifient de « ghetto » (baskets, casquette, jeans). On peut donc également analyser ce processus comme un mouvement vers le bas dans la performance des appartenances sociales, qui s’est d’ailleurs popularisé. Toutefois, dans les discothèques que j’ai fréquentées dans le cadre de ma recherche doctorale, l’idée d’ascension sociale garantie par l’accès à la consommation est majoritaire. Une tendance similaire a été observée en Jamaïque — un changement radical dans les valeurs promues par la culture dancehall (Hope, 2006).

La musique est l’un des principaux médias à travers lequel les valeurs du consumérisme ostentatoire sont diffusées. Tout se passe dans le contexte où l’authenticité culturelle diasporique est construite. L’ensemble des références musicales est issu d’un espace caribéen au sens large, incluant les Antilles françaises et la Jamaïque. Bien que des marques de vêtements et de boissons alcoolisées financent de plus en plus le monde musical et produisent, ce faisant, de véritables subcultures (Edmunds et Williams, 2006), je ne me concentrerai pas sur les stratégies marketing choisies par l’industrie musicale ni sur les imaginaires auxquels renvoient ces stratégies. Je m’intéresserai plutôt aux modes de sociabilité qui se forment à travers la consommation musicale au sein des boîtes de nuit, renforcés par l’esthétique des vidéoclips résultant des politiques de marketing de l’industrie musicale. Ce lien culturel entre ces espaces géographiques et la construction d’une identité noire transnationale rappelle la notion d’« Atlantique noir » forgée par Paul Gilroy (Gilroy, 1993).

Je présenterai d’abord une brève analyse d’un matériau visuel afin de souligner l’importance de la musique et des images qu’elle véhicule des deux côtés de l’Atlantique. Par la suite, je m’intéresserai à l’alcool comme marqueur social et économique à travers lequel on montre aux autres son pouvoir de consommation. Ce luxe de la consommation ostentatoire que Veblen attribuait à une classe aisée est en fait une pratique accessible aux classes défavorisées. Ces dernières jouent les mêmes rituels de prospérité que la première, mais  avec des produits plus accessibles économiquement (des fac-similés). Par ailleurs, j’analyserai la manière dont les différents alcools renvoient à différents signaux, renseignant sur les processus de constructions identitaires des Antillais de France hexagonale ainsi que sur des formes de continuités historiques avec l’ère coloniale.

Une analyse du contexte dans lequel circule l’alcool, à savoir le milieu de la vie nocturne antillaise, complexifie davantage celle des représentations liées à la culture du boire et du caractère multidimensionnel des pratiques de consommation qui existent en son sein. Ce milieu promeut des valeurs liées à la consommation ostentatoire à tout prix, tout en jouant avec des symboles de pouvoir et richesse qu’il se réapproprie.

Influences musicales – This is how we do it

Ce paragraphe donne un aperçu de l’univers musical caractéristique des soirées antillaises en région parisienne. Loin d’être simplement consommée, la musique crée et transmet des valeurs dans toute la diaspora noire des Caraïbes (Gilroy, 1993). Le clip vidéo analysé plus bas l’illustre particulièrement bien dans le sens où il présente un rituel collectif de la consommation d’alcool. Dans les boîtes de nuit antillaises en région parisienne, les deux genres musicaux dominants sont le dancehall jamaïcain et, dans une moindre mesure, le dancehall des Antilles francophones. La Jamaïque est depuis quelques années le centre de certaines tendances culturelles auprès des jeunes Antillais tant en France hexagonale qu’aux Antilles. L’anthropologue Donna Hope a remarqué que le dancehall du 21ème siècle est en train d’assimiler les valeurs de consommation ostentatoire que le hip-hop a promues au cours des deux dernières décennies (Hope, 2006). Certaines marques de vêtement, d’automobile ou d’alcool font en effet partie des symboles de statut de plus en plus souvent mentionnés dans les paroles des titres de dancehall. Selon Hope, ces objets fétiches qui faisaient partie des valeurs des classes moyennes ont été l’objet d’une réappropriation par le panorama artistique dancehall, forme d’art caractéristique, à l’origine, des classes les plus défavorisées. Je prendrai comme exemple un vidéoclip du chanteur jamaïcain de dancehall, Elephant Man, qui illustre cette nouvelle tendance en faisant l’apologie de la consommation ostentatoire et du luxe.

Au tout début du vidéoclip promouvant son titre This is how we do it (« C’est comme ça qu’on fait »), un couple d’amis sans le sou essaie d’accéder à une boîte de nuit de Kingston. Alors qu’ils se font violemment repousser par la sécurité, plusieurs voitures et motos de luxe approchent. Un groupe d’amis en descend — les chanteurs Elephant Man, Bounty Killer et leurs amis, hommes et femmes confondus — et salue chaleureusement les videurs avant de se diriger vers l’entrée. Les deux personnages montrés au début du vidéoclip réussissent quant à eux à pénétrer dans les lieux en se faufilant dans cette petite foule de privilégiés. Traversant les locaux amples et très éclairés, le groupe d’amis se fait conduire jusqu’au « carré VIP », en plein milieu de la piste [2]. Dans la prise de vue suivante, les deux personnages désargentés sont rejetés à l’entrée de l’espace VIP par deux videurs et finissent par se retrouver au comptoir du bar. Détail qui, comme nous le verrons, s’avère pertinent à relever à ce stade : ils restent debout. Entre-temps, le groupe d’amis fortunés reçoit des plateaux de bouteilles de cognac Hennessy et de champagne Moët & Chandon. Toute la table regarde la caméra en soulevant les verres colorés en signe d’appréciation, tandis que les deux intrus réussissent à voler une bouteille Hennessy vide de la table VIP, qu’ils remplissent de whisky peu coûteux en cachette. Le défilé d’alcool de luxe et de nourriture continue sur la table VIP, où on se concentre encore sur les marques Hennessy et Moët & Chandon [3]. Les prises de vue se déplacent sur la piste, où les amis des protagonistes esquissent des pas de danse au milieu d’une ronde.

La boîte de nuit et plus encore la piste de danse mises en scène dans ce vidéoclip sont de véritables espaces de performance de différentes formes de capital, culturel et social. Être en public, se donner à voir et regarder, autant d’actes qui révèlent le positionnement social de chacun au sein de la « communauté » de la vie nocturne. L’accent est mis sur le fait que la richesse génère du succès social. À l’inverse, les deux antihéros incarnent une faillite économique ainsi que sociale absolue. Par la suite, les chanteurs se lèvent pour chasser ces deux mêmes personnages qui tentaient d’approcher les femmes assises à leur table. Associée au statut social, la consommation publique d’alcool est également une garantie de masculinité hétéronormative et sexiste, là où les femmes sont représentées comme relativement dépendantes de la richesse masculine. Dans les lieux de la vie nocturne antillaise en région parisienne — tout comme, je le crois, dans des discothèques tout public  —, on peut assister à des scènes similaires. La consommation ostentatoire n’est donc pas uniquement propre au contexte de cette étude ethnographique. La consommation et le capital financier sont devenus garants de succès et de popularité, du moins dans certains contextes de loisirs.

Capital économique et social dans les soirées parisiennes

            L’analyse du vidéoclip qui précède visait à souligner deux aspects fondamentaux dans le contexte de la vie nocturne antillaise : d’une part, l’influence cruciale de la musique de la Caraïbe anglophone et, de l’autre, l’importance de la performance et des différentes formes de distinction sociale. Cela se manifeste à travers la danse, le positionnement dans l’espace, la consommation d’alcool, la proximité avec des artistes ou DJs entre autres. En d’autres termes, j’ai exploré une représentation médiatisée de l’importance de la performance en public. Je m’attacherai maintenant à montrer dans quelle mesure les valeurs promues dans ce clip vidéo sont analogues à celles liées à la consommation ostentatoire que l’on retrouve dans les boîtes de nuit antillaises.

Mes informateurs ne jouissaient pas d’un budget important pour leurs sorties : entre 20 et 50 euros en général. Ils ne pouvaient pas par conséquent se permettre de prendre des taxis lors de leurs sorties ou de réserver une table avec une bouteille, acte social déterminant en milieu nocturne. La contrainte financière pesait d’autant plus sur eux qu’ils ne voulaient pas paraître « pauvres » et aspiraient donc à consommer comme s’ils avaient un budget presque illimité. Le plus souvent, la pression sociale pesait lourdement sur les individus, qui se sentaient constamment anxieux, observés, qui ne voulaient pas avoir l’air limité sur le plan financier aux yeux des autres participants aux soirées. L’expérience d’un de mes informateurs, Albert, d’origine martiniquaise, âgé de 32 ans, photographe en discothèque, arrivé à Paris en 2000, en atteste. Selon lui, la mode bling-bling, prévalant dans les boîtes de nuits franciliennes, gagne les espaces de divertissement des Antilles. « Ce n’est plus comme avant, maintenant tout le monde veut se montrer », déplore-t-il. Il estime que la course à l’accumulation de capital social (connaître les bonnes personnes) pousse à une compétition trop dure à assumer et qu’il estime opposée à ses valeurs. Toutefois, en le côtoyant en boîte de nuit, je m’aperçus qu’il ne pouvait pas entièrement s’opposer à cette logique et ce d’autant plus qu’il cherchait à se construire un réseau dans le but de se constituer une clientèle. Participer au jeu de la recherche du prestige devient indispensable pour ceux qui souhaitent se professionnaliser dans le milieu de la vie nocturne. Comme le met en relief la littérature des cultural studies, il est propre aux cultures urbaines de loisirs d’inviter leurs membres à la professionnalisation. Dans une vie où les perspectives professionnelles sont minces, un travail dans la vie nocturne, malgré ses idiosyncrasies, promet un avenir social plus gratifiant (McRobbie, 1993). Connaître les bonnes personnes ne permet pas seulement d’accéder à certains privilèges mais surtout de se distinguer des autres. Dans la production de cette distinction, la consommation d’alcool en public joue un rôle décisif.

Albert travaille gratuitement dans les discothèques et n’avait pas de capitaux à investir. Pourtant, il lui fallait avoir une table réservée et une bouteille car il ne souhaitait pas simplement prendre des photos de soirées mais approcher le star system des artistes zouk dans le but de devenir photographe d’artistes. Ainsi, pour Albert, se procurer une bouteille de champagne s’avère indispensable : il en va de sa respectabilité et de sa réputation. Dans le contexte de la discothèque, peu d’objets et de comportements pourraient lui assurer un tel statut : l’achat d’une bouteille garantit également l’accès au « carré VIP » très prisé. Mais venons-en maintenant à des épisodes qui illustrent éloquemment ces processus de négociation que j’ai mentionnés.

Rhum et « identité » antillaise

Dans le milieu des soirées en boîtes de nuit antillaises, il existe une véritable hiérarchie de valeurs entre les différents produits alcoolisés consommés. Le champagne demeure le produit incarnant le prestige par excellence. La bouteille de champagne est un symbole quasi universel de luxe, que s’est approprié la jet set artistique au niveau international. Ainsi, contrairement aux autres sortes de vins, le champagne n’est pas considéré par mes informateurs comme un produit marquant une appartenance à la culture française à proprement parler. Cette dimension culturelle et identitaire émerge toutefois immédiatement lorsqu’il est question des autres sortes de vin. Les informateurs exprimaient par exemple souvent une forme de dédain à l’égard de cette catégorie d’alcool estimant que « c’est les Français qui boivent du vin ». Ce type de propos atteste de phénomènes d’identification culturelle impliquant un processus de distinction par rapport aux pratiques de loisirs perçues comme propres aux jeunes métropolitains, terme par lequel l’on définit les « Blancs [4] ».

Pour mes informateurs, le champagne est une valeur en soi et ce quelles qu’en soient la qualité ou la marque. Le verre en tant qu’objet ne renvoie à aucun imaginaire particulier contrairement à la bouteille, quoique la flûte soit tout aussi chargée de notions de prestige. Le whisky tombe dans la même catégorie d’alcool prestigieux, rattaché à des habitudes de consommation globalisée en contexte festif, que le champagne. La consommation d’alcool révèle également un certain nombre de pratiques et représentations liées au genre. Le champagne est considéré comme plus approprié pour les femmes, alors que l’on tolère moins qu’une femme boive du rhum. C’est tout de même le rhum qui prévaut dans la culture du boire des boîtes antillaises. Alors que le champagne a la fonction de symbole du statut social, le rhum, décliné sous plusieurs formes (planteur, ti-punch, « sec » ou avec des jus de fruits ou du Coca Cola), est fortement lié à des processus d’identification culturelle. Auprès de mes informateurs, le rhum martiniquais Saint James est le plus apprécié. Ce succès est également lié à la popularité transatlantique de la fête du rhum Saint James à Sainte-Marie, organisée tous les ans à la Martinique.

C’est aussi une marque de rhum que l’on trouve aisément auprès de tous les commerçants de la capitale, même si, parmi mes informateurs, beaucoup réussissent à stocker du rhum grâce aux voyages aux Antilles de personnes de leur entourage, le rhum acheté aux Antilles étant moins coûteux. Le rhum est mobilisé comme l’un des principaux marqueurs de l’identité antillaise (ou du moins de ce qu’incarne selon mes interlocuteurs « être Antillais »). En cela, le rhum a été approprié par les jeunes Antillais comme produit local et symbole d’authenticité culturelle (Smith, 2006). En même temps, l’esthétique utilisée par les marques de rhum fait référence aux conditions de sa production par une imagerie renvoyant à la période coloniale et esclavagiste, en montrant des images telles que le bateau négrier (figure 1) ou les esclaves au travail (figure 2).

La production de rhum s’est faite néanmoins jusqu’à aujourd’hui en occultant plus ou moins le passé colonial, comme on peut le voir, par exemple, dans la reconstruction historique présentée au sein d’une célèbre maison de production de rhum martiniquaise, qui mentionne à peine l’économie esclavagiste dans son historiographie mondiale de la canne à sucre. Le rhum signale à la fois une identité créole partagée par tous, tout en faisant partie d’une économie agroalimentaire contrôlée par une élite qui continue de bénéficier de son héritage de richesse et de pouvoir. Comme l’explique Sidney Mintz, le rhum était un instrument de la domination esclavagiste et a été imposé d’abord économiquement et ensuite culturellement (Mintz, 1986). Jennifer Nesbitt affirme que le rhum a été pensé en dehors de ses conditions de production initiales, ce qui en fait un produit problématique dans une société postcoloniale qui maintient ainsi la légitimité du système colonial en le reproduisant en partie dans la structure socioracialisée (Nesbitt, 2008). Pour Nesbitt, l’assimilation du rhum aux Antilles dans la littérature renforce les stéréotypes relatifs au passé colonial de la Caraïbe. Selon elle, il faut considérer ces produits en relation à leur histoire. Par conséquent, le champagne et le rhum, bien que tous deux consommés dans le même espace de la boîte de nuit, renvoient à des valeurs différentes. Alors que le champagne sert à souscrire aux valeurs de la classe moyenne en ascension, au bien-être social et au pouvoir économique, le rhum peut aussi être vu comme une forme de résistance économique et culturelle de la part des classes les plus défavorisées. Par la consommation du rhum, mes interlocuteurs se créaient une identité culturelle d’origine, en exaltant le produit en comparaison avec des produits typiquement « blancs » tels que le vin. Cela dans le but de se créer une identité alternative à la domination racisée et économique, positionnement très présent au fil de mon terrain, et qui peut s’expliquer en partie par le ressentiment dû à l’histoire coloniale et à la marginalisation que mes informateurs vivent en milieu migratoire. En revanche, du point de vue de la production de rhum en contexte colonial et postcolonial (là où peuvent s’observer des continuités), il demeure un système de production de domination, car il continue d’appartenir à l’élite des békés, l’élite blanche créole, dans un cadre où la population plus pauvre — et racisée — ne bénéficie d’aucun contrôle sur ce qu’elle produit ni sur les moyens de production [5].

Un jeu complexe

            La consommation d’alcool dans les boîtes de nuit antillaises est un sujet controversé auprès des participants. Le groupe d’amis auquel j’étais intégrée durant l’enquête m’a permis d’en avoir une expérience assez particulière en m’incluant dans un rituel qui se reproduisait chaque soirée. Avant l’entrée en boîte, l’alcool est consommé en privé : on boit avec son groupe d’amis dans un esprit de convivialité et l’on se retrouve parfois chez l’un d’entre eux. Toutefois, le plus souvent, comme les boîtes de nuit sont habituellement situées dans des départements éloignés du centre de Paris, on se retrouve à « boire un coup » dans les transports en commun ou dans la voiture. Néanmoins, on ne boit jamais devant la boîte de nuit ou dans les espaces semi-publics, surtout par peur du jugement des autres. Le fait de boire dans les transports en commun, par contre, ne pose pas de problèmes, car l’on ne court pas le risque de rencontrer quelqu’un que l’on connaît, ou un potentiel participant à la vie nocturne. Dans un contexte d’injonction à la consommation ostentatoire, ne pas avoir les moyens de se payer une bouteille dans une discothèque révèle un statut social inférieur, dit de « crevard ». Ne pas avoir les moyens financiers est rédhibitoire quand il s’agit de nouer des relations avec des inconnus. La crainte de croiser quelqu’un que l’on connaît décourage davantage encore de boire en public. On trouve donc les manières les moins onéreuses pour consommer de l’alcool. Ceux qui en consomment beaucoup sont soupçonnés d’être des trafiquants, ou des jeunes qui aiment « l’argent facile » simplement du fait qu’ils peuvent se permettre de dépenser autant pour les loisirs. Ils peuvent néanmoins aussi susciter une certaine curiosité et admiration auprès de ceux qui fréquentent les boîtes de nuit et qui, par contre, n’ont pas la possibilité de dépenser de telles sommes.

L’une des principales dimensions de l’expérience publique des discothèques tient au fait qu’elle nourrit les fantasmes générés par la performance d’un statut social et donne la possibilité d’être quelqu’un d’autre que soi (qu’un « galérien ») ne serait-ce que l’espace d’une soirée, avant de revenir ensuite à la dureté du quotidien. Cette performance impose néanmoins des contraintes et cache des formes d’anxiété. Lors des sorties en groupe en boîte de nuit, Fabienne, mon informatrice privilégiée, prévoyait toujours des bouteilles en plastique de 500 ml remplies d’un mélange de whisky et de Coca, ou bien de rhum et de jus d’orange. C’est à elle, connaissant les goûts de chacun, qu’il revenait de prévoir les stocks conformément aux préférences personnelles. Les fouilles à l’entrée des discothèques ne permettant pas d’y introduire de l’alcool, c’est en chemin qu’il est en général consommé. Fabienne veillait également à ce que personne ne nous voie boire dans la rue tout en s’assurant que tout le monde soit assez saoul. La consommation d’alcool est un acte de sociabilité et de représentation sociale, mais elle contribue également à construire des espaces de loisir présupposant l’absorption de substances psychotropes. La prise d’excitants, de stupéfiants, d’alcool, de substances de toutes sortes est valorisée dans cette culture de la nuit — structurant même souvent l’expérience de loisir — comme le notent les chercheurs s’intéressant à ces phénomènes (Hutton, 2004 ; Measham, Hadfield, 2009).

Lors des soirées, nombre de conversations ont pour objet le coût des bouteilles de champagne et de rhum : 50 à 60 euros est un ordre de prix jugé acceptable pour une bouteille, néanmoins ce prix peut atteindre 150 euros. Les organisateurs proposant des bouteilles à ce prix cherchent en général à attirer une clientèle plus aisée car, dans les soirées antillaises, le prix d’entrée est souvent estimé abordable par les amateurs de la vie nocturne : 10 à 15 euros en moyenne et 20 euros pour les plus célèbres d’entre elles. Les organisateurs sont en effet conscients du fait que les « fêtards » ne veulent pas trop investir car ils subissent des contraintes économiques dans une ville où la vie nocturne est très coûteuse et donc d’accès limité pour les moins privilégiés. À cette forme d’exclusion s’ajoutent celles liées aux politiques d’entrée dans les boîtes, notamment celles de nature raciste qui ont été déjà abordées dans la littérature (Hadfield, 2008 ; Kosnick, 2005).

            Une fois qu’on est entré dans une boîte de nuit, il est possible d’avoir temporairement accès à une table moyennant l’achat d’une bouteille de champagne. Du fait de leur relative précarité, les plus jeunes (16-25 ans) ne peuvent généralement pas se le permettre contrairement à leurs aînés (25-45 ans). Lors d’une soirée en boîte de nuit que j’ai passée à Asnières avec trois jeunes femmes, l’une de mes informatrices était particulièrement fière d’avoir pu nous faire réserver une table à côté de la piste de danse grâce à ses efforts de réseautage. Elle insistait pour que l’on boive doucement afin de ne pas perdre trop rapidement le droit de rester assis à la table. Lorsque le groupe est plus nombreux, il est possible de cotiser pour acheter ainsi plusieurs bouteilles. Dans ce cas, on peut offrir un verre à quelqu’un qui n’est pas du groupe même si cela reste rare : on ne partage généralement pas l’alcool avec des personnes qui ne sont pas membres du groupe. Les vols étant fréquents, une bouteille doit être constamment surveillée. À ce titre, si l’on est assis à une table en boîte de nuit, on fera bien attention à ce qu’il y ait toujours quelqu’un pour la surveiller si le reste du groupe part danser. Ensuite, lorsqu’on aura terminé la bouteille, on essaiera de la remplir d’un peu d’eau pour que les serveurs ne l’emportent pas, enlevant par ce geste le droit au groupe de rester assis à la table. En effet, il s’agit dans l’espace de la boîte de nuit d’avoir accès à ce lieu privilégié.

Les soirées antillaises sont pour la plupart organisées dans des espaces loués et n’ont pas d’emplacement stable. Cela découle du fait que les organisateurs sont contraints par la précarité à une mobilité qui a un impact direct sur l’expérience des clients. Souvent, ces espaces ne fournissent que des murs ; pas de chaises ou de tables et rarement des fauteuils, de sorte qu’il n’y a, le plus souvent, pas la possibilité de s’asseoir. Les DJs insistent constamment pour que la foule danse et ne reste pas statique. Cela rend la vie du « fêtard » assez difficile et le fait même de s’asseoir permet d’avoir un positionnement plus certain dans l’espace incertain de la boîte. Une informatrice m’a un jour avoué : « Il n’y a pas moyen que j’aille en soirée si je ne peux pas me permettre une bouteille, je ne vais pas rester toute la soirée debout comme une idiote. » De surcroît, comme les groupes de pairs s’organisent en général autour du groupe d’amis, il est important d’avoir une intimité spatiale avec son groupe dans la foule. La possibilité de s’asseoir est en général liée à l’espace VIP, auquel on a accès par le biais de l’achat d’une ou plusieurs bouteilles. Les privilèges auxquels donne accès cet espace VIP n’ont de sens que parce qu’ils sont publics et visibles par ceux qui ne peuvent en profiter. Quand il n’y a pas d’espace VIP, les bouteilles voyagent dans la foule mais restent dans le groupe d’amis. Sur la piste, l’on danse tout en organisant de véritables séances photos mettant en scène la bouteille et le statut social qu’elle est censée symboliser.

Lors d’une soirée passée au Gibus Club, boîte de nuit connue de Paris, vers minuit (ce qui est considéré comme encore tôt), alors que la discothèque était relativement vide, un groupe de jeunes, sans doute âgés de tout juste 18 ans, assis sur un banc séparant la piste du « carré VIP », improvisa une séance photo avec une bouteille de champagne vide que l’un d’entre eux avait chipée sur une table. Prétendant que cette bouteille leur appartenait, le groupe se mit à prendre la pose. Bien qu’on puisse voir dans cet acte une dimension ludique d’autodérision, la consommation d’alcool est prise très au sérieux par mes informateurs. Ce sont les hommes qui en tirent le plus de prestige car ce sont eux qui manipulent les bouteilles. Bien que j’ai entendu dire plusieurs fois qu’une femme respectable ne devrait pas boire (cela m’a été dit par un homme), il est courant de voir une femme consommer de l’alcool à une table. On ne verra néanmoins que rarement des femmes danser sur la piste avec une bouteille en main, cette attitude étant considérée comme typiquement masculine.

La présence de l’alcool ne devient pas seulement une valeur face aux inconnus, mais aussi un atout dans les fêtes privées. Bien que la présence de boisson et de nourriture dans les célébrations ne soit pas nécessairement spécifique à la culture de la consommation ostentatoire, c’est justement la dimension de l’ostentation qui, à mon sens, devient importante dans ce contexte festif. Lorsqu’on donne une fête privée, il est commun de photographier les bouteilles d’alcool et de poster les photos sur Facebook. Ce réseau social offre un autre moyen de mettre en avant la présence des boissons alcoolisées dans les soirées. Dans une certaine mesure, l’abondance ne se limite pas aux participants à la soirée mais elle doit être rendue publique. La consommation d’alcool renvoie donc aussi bien à l’expérience de partage dans un contexte festif qu’à l’expression d’un capital financier.

Les organisateurs

            Cette partie sera consacrée aux organisateurs de soirée et notamment à l’association à l’origine de l’opération « Le Bus Magique ». Cet événement se tient dans un bus RATP désaffecté, transformé en boîte de nuit itinérante pour l’événement. Ce bus peut être loué avec chauffeur, et cette association d’organisateurs d’événements antillais l’a loué en proposant des visites panoramiques de Paris dans un cadre convivial. La stratégie marketing des organisateurs consiste à offrir l’alcool gratuitement toute la nuit à tous les participants. Selon beaucoup d’entre eux, ce rituel de partage sert à détendre les relations. La tension due aux différentes capacités financières des participants au sein de la boîte est, dans ce contexte, apaisée grâce au partage et à la gratuité de l’alcool. Dans cette ambiance, tous les participants jouent avec ironie au rituel de l’abondance. Certes, la nature même de l’événement, le fait qu’il se déroule dans un bus et le nombre relativement faible de participants contribuent à rendre l’atmosphère plus détendue mais il m’a également semblé que l’accès égalitaire aux bouteilles concourt fortement à apaiser les relations entre les jeunes « clubbeurs ». Le fait d’avoir une bouteille ou même tout simplement un verre en main constitue une raison suffisante pour organiser une séance photo entre participants. De même, les photographes officiels de la soirée demandent de lever le verre pour montrer que cette soirée ne lésine pas sur les moyens ou, du moins, qu’elle attire une clientèle aisée.

            D’autres organisateurs centrent leurs politiques de marketing sur le statut lié au champagne, comme les organisateurs des « Soirées Luxe ». Ces dernières véhiculent une image de prestige en affichant une bouteille de champagne sur tous leurs flyers. La distribution de champagne, de surcroît, est d’habitude gratuite jusqu’à 2 h. Les « Soirées Luxe », ayant accueilli 3000 personnes en 2011, la distribution de champagne dans des flûtes a été interrompue à cause de difficultés à maintenir l’ordre. Lors d’un entretien (Frédéric, 20 octobre 2010), l’un des organisateurs des « Soirées Luxe » affirmait : « Les jeunes Antillais d’aujourd’hui ont de l’argent et ils veulent le dépenser. Ils aiment le style et la classe, voilà pourquoi nous proposons du champagne et des ambiances select, où le code vestimentaire est d’importance. » En fait, ces soirées attirent la même clientèle, au budget divertissement assez limité, que les autres précédemment décrites. Bien que leurs organisateurs affichent la volonté d’attirer une clientèle plus aisée, ils ont bien conscience du fait que la clientèle ciblée n’est pas issue de milieux privilégiés. La gratuité permet donc de leur rendre également la soirée agréable. Face à l’importance de leurs propres contraintes économiques, les organisateurs ne peuvent donc pas augmenter les prix au risque de perdre la clientèle habituelle.

Conclusion

À travers cette ethnographie, j’ai voulu explorer les différentes dimensions de la consommation d’alcool dans le cadre de la vie nocturne antillaise en région parisienne. Dans un premier temps, j’ai essayé d’établir le répertoire culturel et musical dans lequel l’expérience de la consommation se construit. L’alcool fait partie des substances importantes dans les pratiques de loisir dans plusieurs contextes culturels. Cela se confirme par la place relativement centrale de l’alcool dans l’expérience de loisir ici présentée. Par la suite, j’ai essayé de rendre compte de rituels qui se jouaient autour de l’alcool, en bouteille ou en verre. De surcroît, j’ai présenté la hiérarchie entre différents produits alcoolisés en mettant en relation les représentations sociales liées à chaque produit ; cela, dans le but de montrer qu’une bouteille d’alcool peut ouvrir sur une discussion sur les inégalités et les continuités coloniales.

Le rhum antillais a un statut particulier de produit identitaire : il incarne une volonté de signifier une forme de distinction d’avec les Blancs français et renvoie à l’idée d’une authenticité antillaise. Le rhum est objet d’un processus d’appropriation de la part des Antillais, qui se traduit dans l’usage du rhum en tant que symbole de la différence, notamment par rapport à des produits considérés comme français, tels que le vin. De surcroît, les marques d’alcool font l’objet de modes et de hiérarchies de distinction. Mais également, si l’on contextualise dans une économie postesclavagiste, le rhum est symbole d’une économie qui continue d’être dominée par une élite et qui appauvrit la majorité de la population, comme l’ont montré les grèves et les mouvements sociaux qui se sont succédés aux Antilles ainsi qu’en France hexagonale depuis 2009.

Le champagne renvoie précisément au désir de mobilité sociale vers le haut que maints participants de la vie nocturne éprouvent. Si, sur les dépliants des soirées antillaises, figure souvent l’image d’une bouteille Moët & Chandon, dans les faits l’on consomme des produits bas de gamme. La consommation ostentatoire est liée aux hiérarchies de distinction, dans un cadre où tout ne renvoie qu’à la performance d’une appartenance sociale favorisée. Cette illusion est offerte par l’accès relativement aisé à certains produits moins chers ou, du moins, à une culture de l’imitation qui, dans une certaine mesure, mime l’expérience de la richesse. Montrer, se montrer et être vu sont des éléments structurants de l’expérience de la vie nocturne. Cela permet d’avoir un espace de « liberté relative » (Hall et Jefferson, 2007) où incarner une autre identité sociale.

La plupart des boîtes de nuit antillaises en région parisienne attirent un public appartenant aux classes populaires. Ces jeunes qui sortent cherchent une sociabilité qui leur donne l’impression d’être partie prenante de la ville. Ils réclament leur participation à l’espace public parisien ; ils veulent une place dans une ville qui offre une industrie de divertissements très variés. Néanmoins, ces jeunes n’ont souvent pas les moyens financiers pour accéder à certains loisirs. Sortir est donc un luxe relatif, une expérience convoitée qui demande des sacrifices. De plus, ils vivent souvent dans des lieux éloignés de la banlieue parisienne, ce qui rend les déplacements complexes, notamment pour ceux et celles qui ne possèdent pas de voiture. Organiser une soirée en discothèque est donc une affaire qui occupe plusieurs heures dans une journée. Souvent, une fois que l’on a décidé où aller au cours de la semaine, le samedi après-midi est consacré à l’organisation : former le groupe de participants au sein du groupe de pairs, prévoir les déplacements au cas où les transports en commun sont envisagés ou un point de rencontre lorsqu’il y a une voiture, penser au style vestimentaire et aux cotisations pour réserver une table. Ce dernier aspect est particulièrement délicat, comme nous l’avons vu avec la consommation d’alcool avant de rentrer dans la discothèque dans le but de limiter les coûts tout en « gardant la face ». Participer à la vie nocturne demande des efforts considérables. Les risques encourus et les nombreux obstacles rencontrés nous poussent à nous demander pourquoi ces jeunes sont prêts à affronter tout cela pour sortir.

Les boîtes de nuit représentent l’un des principaux cadres de loisir toutes classes sociales confondues. Cette vie nocturne permet de retrouver un groupe de pairs et donc d’éviter l’isolement relationnel. Les réseaux sociaux qui se construisent dans les espaces de loisirs sont cruciaux dans la vie quotidienne de mes informateurs, qui ne font souvent partie d’aucun réseau familial et social en dehors du travail. Les divertissements nocturnes sont également l’occasion de se retrouver en public et, encore une fois, de rompre, l’espace d’une soirée, l’isolement dû au manque de capital économique et à l’exclusion géographique dans les périphéries de la ville. Comme il n’est pas permis à ces jeunes de participer à des soirées dans le centre-ville, ils reproduisent les symboles bling-bling de la société de consommation, signes de promotion sociale, dans des espaces relativement marginaux au sein de l’espace urbain.

Dans ce cadre, l’alcool est un produit représentatif des sociabilités et des valeurs importantes dans la vie nocturne antillaise. D’abord, il révèle le caractère identitaire omniprésent dans le déroulement de ces soirées. Le rhum, le whisky ou bien le champagne ont des valeurs différentes, le premier symbolise l’identité antillaise et est vendu comme tel par les organisateurs. Deuxièmement, la valeur de l’alcool est promue dans un contexte culturel caribéen en tant que marqueur de réussite sociale. Cela se manifeste par l’usage et l’exhibition des bouteilles : dans ce cadre, l’objet‑bouteille revêt une importance au moins aussi cruciale que la consommation de l’alcool qui y est contenu. Cet objet devrait donc être mis au centre et non pas oublié par des analyses qui se concentrent surtout sur les effets de l’alcool. Les bouteilles sont au centre d’interactions visant à créer, durant l’espace d’une nuit, une promotion sociale et économique dont rêvent ces jeunes Antillais des classes populaires. La question néanmoins reste ouverte de savoir si l’appropriation et la reproduction de valeurs de richesse et de mobilité sociale face à la misère réelle sont des pratiques de renversement conscientes, ou bien la manifestation évidente d’une situation de domination qui se poursuit et peut-être s’aggrave dans l’appauvrissement qui afflige les Antilles et se répercute réellement (par de nouvelles pratiques migratoires) et symboliquement (les représentations de l’« être antillais ») sur la diaspora de France.

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[1] Tout en étant juridiquement Français, mes interlocuteurs se définissent Antillais et refusent l’identité nationale dans un cadre républicain dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Les Blancs sont donc les « Français » ou, encore, les « Métropolitains ». Pour ma part, en étant une chercheuse blanche mais non française, je bénéficie d’un statut particulier, de « Blanche pas comme les autres », puisque non issue de la classe coloniale dominante.

[2] Le « carré VIP » est positionné en fonction de sa visibilité par les non-VIP. Le privilège des VIP est celui d’être assis autour de tables.

[3] La multinationale du luxe LMVH est propriétaire des deux marques et la maison Hennessy a financé en 2011 un festival musical dancehall à Kingston.

[4] La hiérarchie des groupes racisés aux Antilles est complexe et ne peut pas se résumer à une dichotomie Noirs/Blancs. Cette dernière était néanmoins, employée par mes informateurs, sur mon terrain à Paris, créant ainsi un espace racisé relativement sécurisé. De surcroît, le fait que je sois identifiée comme femme blanche, lors des interactions liées à la situation d’enquête, ne doit pas être négligé.

[5] Le capitalisme moderne est d’ailleurs né dans les plantations de la Caraïbe (Mintz, 1986).